EVENT - La cour extérieure

À peine un quart d'heure que les hostilités étaient ouvertes qu'Helen avait ressenti le besoin impérieux de prendre l'air. Au milieu de toutes ces têtes maquillées à outrance, sentant la poudre, l'alcool et le parfum un peu rance, la jeune interne s'était sentie sur le point de défaillir. Ses jambes campées maladroitement sur de fins talons aiguilles sur lesquelles tombait un long jupon blanc brodé de mille détails, s'étaient comme dérobées sous elle. Maladroitement donc s'était-elle raccrochée au premier inconnu venu. Elle ne prit pas même pas le temps de le remercier ni de s'excuser, préférant se dissimuler sous les larges ailes de son chapeau blanc, pour s'éclipser sans un mot. Aucune force ni courage. Helen avait même planté là son date, sa collègue @Ania Sun-Hi. L'air frais qui s'engouffra dans ses poumons la rasséréna, assurance ultime qu'elle était bien en vie, qu'elle n'avait pas succombé aux affres de la foule qui se pressait dans la salle de réception. Ainsi assise au bord de la fontaine (non pas que l'idée de s'y noyer ne lui avait pas traversé l'esprit), elle sirotait pensivement la coupe de champagne qu'elle avait réussi à rafler, regardant autour les petits attroupements et groupes formés ça et là, et priant le Seigneur Jésus Christ que personne ne viendrait troubler sa tranquillité.

Costard-cravate arborait une mine insondable. Le souffle, le murmure qu'il avait laissé échapper à son oreille l'était tout autant : cherchait-il à la séduire ? ou à la déstabiliser pour mieux la fustiger ensuite ? Helen arqua un sourcil, étudiant toute entière l'intrus d'une quarantaine d'année, au regard sévère surmonté d'épais sourcils noirs, les lèvres ni souriantes ni crispées. Un mystère tout entier. « Bonsoir. » préféra-t-elle répondre sobrement. Elle opta pour la carte de la prudence, car s'il lui était possible d'associer certaines émotions humaines à des manifestations corporelles, l'impassibilité la laissait coite, incapable de dire si c'en était vraiment.  « C'est vous que j'ai bousculé n'est-ce pas ? Désolée. J'ai trébuché. » Ses excuses avaient été prononcées avec autant de conviction que si elle lui avait annoncé être en 88 — ce n'était certes pas faux, mais également sans aucun intérêt. Pourtant, elle avait le sentiment que quelque chose clochait chez cet homme, une aura, un background sombre et mystérieux, qui lui faisait presque redouter la suite des évènements.

Lorsqu'il lui souffla son verre sans plus de cérémonie, la surprise paralysa Helen. Les gens faisaient-ils vraiment cela ? Vraiment ? Ou était-ce seulement la force de caractère de cet étrange personnage ? La mâchoire lui en tombât de surprise, et elle resta sidérée, perdue devant ce nouvel océan des possibles humains. « Je... Oui allez-y, je vous en prie. » dit-elle. De fait, elle n'allait pas regretter sa coupe de champagne. Il lui suffisait de tendre le bras pour qu'un serveur surgisse et lui en offrît une nouvelle. Ce qu'elle fit aussitôt, trop consciente de ne pas être capable d'affronter cette soirée sans un minimum d'alcool dans le sang. Non. Ce qui l'inquiétait le plus était la trace de rouge à lèvres rougeâtres qu'il s'apprêtait à porter à sa bouche. « Je suis désolée de vous avoir importuné, monsieur ? » Il n'avait l'air de toute façon pas près de bouger d'un pouce, alors Helen se résolut à devoir faire ce qu'elle estimait que toute personne normale ferait : meubler, faire la conversation. Et cela passait en premier lieu par la fastidieuse étape des présentations. « Mon nom est Helen. Enchantée. » acheva-t-elle en tendant la main au voleur.

« Enchantée de même. » Helen Lewis n'était pas du genre à se laisser impressionner, à se laisser déstabiliser par quelqu'un de clairement plus riche et plus haut placé qu'elle. À quelques années, le fameux Ezra aurait pu faire partie des candidats à la mairie. Mais pour avoir vu leurs portraits dans les journaux, il n'en faisait pas partie. Quel dommage d'ailleurs, pensa-t-elle. Il lui paraissait bien moins antipathique et stupide que les photos des pages Wikipédia qu'elle n'avait que rapidement consultées. « Non pas vraiment. » répondit-elle en sirotant sa coupe par mimétisme social quand elle vit l'inconnu faire de même. « Il n'y qu'à voir leurs faciès pour être dégoûté à vie de la politique. Et puis je n'y comprends pas grand chose. » Elle n'avait pas pensé en disant cela que tous les clichés misogynes jouaient contre elle. En réalité, Helen ne saisissait pas la politique, car il n'existait point d'univers plus manipulateur et dissimulateur que celui-ci. « Seul un proxénète peut vouloir encadrer lui-même la prostitution, seul un psychopathe peut vouloir voir dans ses rues plus d'uniformes que de civils, et seule une milliardaire peut se permettre d'éliminer tous les pauvres de la ville. » Bim bam boum. Non pas moins que les trois candidats étaient passés à la moulinette de son indifférence et de son ignorance totale. Après tout, pourquoi en aurait-elle quelque chose à faire, quand aucun d'entre eux n'avaient prononcé le mot hôpital dans aucun de leurs discours ? « Je ne suis tout simplement pas concernée. » acheva-t-elle. Le sujet de la discussion changea aussitôt. « Je suis venue avec une collègue de travail. » répondit-elle simplement. L'idée lui traversa l'esprit qu'il lui avait posé cette question pour enchaîner sur une tentative de séduction. S'intéressait-il à elle ? Après tout, même la richesse de leurs vêtements respectifs témoignait du gouffre social et financier qui les séparait... Quel homme décidément étrange. « Et vous ? Vous êtes marié ? » Un peu trop agressif pour passer inaperçu, son ton pris sa défense pour désamorcer tout essai de la draguer.

Helen n'était jamais piquée au vif, jamais déstabilisée, jamais désarçonnée. Les sarcasmes humains glissaient sur elle comme de l'eau sur un plumage, sans en pénétrer ni l'os ni le cœur. Elle ne put donc percevoir la pointe de misogynie dans le commentaire d'Ezra, ni la pointe de menace lorsqu'il la mit en garde sur de potentielles oreilles indiscrètes et malveillantes. De fait, elle portait une jolie robe, avait l'effort de farder ses yeux et poudrer ses joues, et elle s'apprêtait à remplir son estomac des victuailles savamment disposées par le traiteur en charge de l'évènement. Elle n'y vit aucune malice et hocha donc pensivement de la tête. « De mauvaises oreilles ? » s'interrogea-t-elle pensivement. « Mais nous sommes en démocratie, non ? » C'était bien plus à elle-même qu'elle se posait la question, comme un voyageur dans le temps s'interroge sur l'année dans laquelle il vient d'atterrir. Pourquoi devait-elle craindre de parler à voix haute si les lois et la constitution lui garantissaient protection et patronage ? C'est sur cette moue d'incompréhension que s'acheva leur conciliabule. « L'amour rend aveugle, n'est-ce pas ce que disent tous les poètes ? » dit-elle sans s'offusquer de la remarque. « Je vous souhaite une excellence soirée monsieur, et je vous prie de bien vouloir m'excuser de nouveau de vous avoir bousculé. » Elle eut un sourire qui révéla timidement ses dents blanches. « Si je puis vous offrir un verre dans la soirée, n'hésitez pas à m'en faire signe. » lança-t-elle alors qu'il se penchait pour lui baiser la main. Sur ce, ils se séparèrent. Elle regarda sa silhouette disparaître, avalée par la foule compacte et mouvante qu'elle devinait au-delà des portes battantes qui s'ouvraient sur ce petit jardin. Il avait embarqué sa coupe. Elle était seule, sans même le réconfort et le courage qu'aurait pu lui prodiguer l'alcool. Ses pas la guidèrent donc vers le réservoir principal : le bar.